Le métier de photographe est bien singulier. On a conscience d’éprouver un grand plaisir à chaque clic ; on s’envisage déjà devant le Mac, à traiter les meilleures photos et à les envoyer au modèle par la voie du mail. Bon à tirer. On a nos favoris, ceux dont on aime toucher le cœur de cible en les encourageant pour garder la pose, et on appuie sur la gâchette pour les rendre immortels. Le paradoxe est là, on promet une garantie de vie. On « prend » des vues, on « tire » le portrait, on est des voleurs d’âmes sans vergogne. Mais c’est pour rendre nos victimes invincibles. Et elles le savent. La complicité entre un portraitiste et son modèle n’a pas de prix.
Manuel Gélin est un paragon, c’est une question de gènes. Oui mais non. Pas seulement. Si, irrémédiablement, on compare les traits de son visage avec ceux de feu son papa, c’est certain, on parle de « saga » et d’enfant de la balle. Mais Manu a ceci de particulier que son jeu sur scène et au cinéma offre aux génériques et aux levers de rideau un Gélin dans la liste, mais un Gélin inédit. Pour l’avoir vu déclamer, je lui enviais ses arcanes, celles qu’il abattait à chaque réplique et qui faisaient de lui un grand artiste à part.
Une séance avec lui peut relever du comique, Mais arrête de parler, Martine et shoote ! Et je le rassurais, parce que si je la ramenais systématiquement entre deux portraits, c’était pour lui dire combien j’étais heureuse de son expression ici et maintenant. Parfois, je dégaine dans le secret, le clic est discret. Alors Manu me dit Quel dommage, si c’était bon, il ne fallait pas la louper ! T’inquiète, c’est déjà dans la boîte, et je me félicitais d’avoir su trouver le bon angle et dérober le rictus parfait. Ce cliché est présent en page d’accueil de mon site. Parce que cette barbe de trois jours, ces yeux perçants et l’ironie qui transpire dans la totalité des pixels, font de ce visage arrogant mon préféré dans l’album noir et blanc. J’aime la gouaille et l’assurance dont cette photo parle. Elle n’a pas l’air très datée, elle n’est pas si contemporaine. Elle évoque peut-être ces publicités américaines où l’on vantait les vertus du tabac. On réalisait les réclames avec des figures de comédiens débonnaires, sereines. Ils affichaient ce côté gaillard et vaillant qui invitait à l’achat.
Manu se change à vue à cadence régulière et si les normales saisonnières ne sont pas dans notre camp malgré les prévisions, il s’agit pour lui de rentrer dans la peau d’un personnage avec un nouvel habit, et peu importent les valeurs négatives. A moins trois degrés je l’ai vu troquer une chemise contre une autre. Manu, c’est Koh-Lanta pour de vrai. Et j’expédie la « série chemise » en priant pour qu’elle soit réussie, glacée de la tête aux pieds à force de le regarder faire du charme à un objectif en tenue d’été.
Le seul mérite du photographe, c’est de savoir zoomer l’instant « T ». Ce portrait est l’icône d’un espoir sans nom. C’est un clin d’œil vers le passé, un regard dans le rétro. C’était pourtant en début d’année 2011 et, ce jour-là, on célébrait la joie.
Sans la pugnacité et la détermination de Manu, ce cliché ne serait jamais né.
Martine Pagès
via chichecollectif1.typepad.com
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