J’ai travaillé en parfumerie pendant deux jours. Une envie, comma ça. L’agence d’Interim qui m’employait a dû imaginer que j’avais les reins assez solides pour supporter le choc. J’ai les reins assez solides pour en supporter certains, mais j’ai les nerfs en pelote quand on me balance au front, en condition de combat, sans m’informer du profil des adversaires, sans m’indiquer le genre d’armes à dégainer en urgence quand on vous plante un couteau dans le dos et que l’ennemi profite de votre position au sol pour remuer la plaie sans répit.
Il existe des règles incontournables, des codes qu’on ne déchiffre pas tout de suite. C’est leur stratégie de guerre. Par exemple, si vous vous aventurez à dire bonjour en souriant à l’une des employées, vous ne récoltez rien en retour. A peine un rictus. D’ironie. Le personnel du point de vente a un point commun à tous ses collègues : il vient d’enterrer sa famille le matin. C’est du moins ce qu’on imagine quand il défile dans le magasin, fier comme un paon. Il est de toute évidence orphelin mais il reste digne. Ça force le respect. Ne tentez pas un second sourire. C’est pêché. Faire la gueule, c'est la consigne. Vous devez reconnaître que vous foulez ses terres, vous êtes ici chez lui, et tout ce qui est à lui est à lui. Vous n’êtes pas bienvenu, vous êtes toléré. La marque que vous représentez, cette enseigne luxueuse dont vous êtes l’ambassadrice, ne fait pas de vous une priorité dans sa vie. De prestigieux vous n’avez rien, vous n’êtes qu’un maillon de trop sur la chaine des démonstratrices qui n’ont pas le droit d’échanger un mot.
Nous étions dix-neuf. Si on souhaite compatir, en tentant de réconforter une alliée rougissante face à l’adversaire en force, c’est peine perdue, question de langage. Il faudra alors maîtriser parfaitement celui des signes et s’improviser ventriloque. Et dans cette discipline, croyez-moi, avoir la vocation ne suffit pas. Il faut se découvrir un talent dans la minute ou alors on vous impose un congé si l’on vous surprend en train de demander l’heure en douce. Non, vous ne gagnez pas de vacances aux Bahamas, vous êtes juste prié de rentrer chez vous, et c’est une question de secondes, le temps qu’il faudra pour récupérer votre sac et remuer de votre blanche main tous vos effets intimes devant le vigil qui ne laissera aucune chance à votre boite de Tampax. « Donner c’est donner, reprendre c’est voler » est une expression inscrite en caractères gras dans leur lexique : vous êtes arrivé la veille avec des produits de démonstration et vous souhaitez, c’est bien logique, repartir avec. Oubliez ! Rien qui entre chez eux n’en ressort, à part vous.
Vous vous questionnez…Ils sont tous habillés en noir, pour des questions de deuil, c’est évident. Ils font leur travail sans piper mot, c’est intriguant. Ils ont tout l’air de criminels, de forcenés. Ça sent le repris de justice quand ils vous bousculent sans Pardon, aimables comme des portes de prison. Mais c’est bel et bien vous, la criminelle, celle qui a le sentiment constant d’avoir commis une infraction. Et comme on y compte cinq chefs de « quelque chose » par mètre carré de surface de vente, vous pourriez bien être inquiété.
Moi, vous, les autres, pauvres pêcheurs, prions pour ces âmes errantes. Elles tournent en rond, piochent dans les bacs, remuent du vent, leurs fesses et vos émotions. Ne tentez aucune approche, je le répète. Parle à mon cul. J’ai travaillé en parfumerie, c’est ma faute, ma très grande faute…
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